Dans un précédent post, nous nous sommes penchées sur la définition de l’intelligence artificielle pour souligner que quelle que soit sa finalité, générative, prédictive ou autre, l’IA a besoin de se nourrir d’une quantité énorme de données. Lorsque ces données sont des œuvres protégées par le droit d’auteur, se pose la question de savoir si cette utilisation des œuvres par l’IA est constitutive de contrefaçon, avec les conséquences importantes qui en découlent : les auteurs des œuvres « ingérées » par ce Gargantua technologique doivent-ils donner leur consentement et ont-ils droit à une rémunération ?

En France, aucun juge n’a encore, à notre connaissance, statué sur cette question mais on peut tenter de tirer des enseignements de premières décisions rendues à l’étranger, notamment en Allemagne et aux États-Unis.

La décision du Tribunal Régional de Hambourg

Une première décision a été rendue le 27 septembre 2024 par le tribunal régional de Hambourg. Le photographe Robert Kneschke avait assigné l’organisation LAION (Large-scale Artificial Intelligence Open Network) pour avoir utilisé l’une de ses photographies dans une base de données contenant des images et des textes explicatifs, base de données mise à disposition du public et destinée à être utilisée pour entraîner des IA de génération d’images.

La photographie avait été mise en ligne sur la plateforme Bigstockphoto et Mr. Kneschke soulignait que les conditions générales d’utilisation de cette plateforme interdisaient formellement toute utilisation des photographies par un programme automatique ou un robot.

De son côté, LAION invoquait le bénéfice de l’exception à la contrefaçon de droits d’auteur prévue à l’article 60d de la loi allemande sur le droit d’auteur (Urheberrechtsgesetsz – UrhG)  relative à la fouille de textes et de données (FTD ou en anglais text and data mining) à des fins de recherche scientifique. Selon cet article, les organismes de recherche sont autorisés à reproduire des œuvres protégées par le droit d’auteur dans le cadre de fouilles de textes et de données à des fins de recherche scientifique si ils ne poursuivent pas d’objectifs commerciaux, si ils réinvestissent tous leurs bénéfices dans la recherche scientifique ou agissent dans l’intérêt public sur la base d’un mandat approuvé par l’État. Le tribunal a considéré que LAION remplissait bien ces conditions et pouvait donc bénéficier de l’exception.

Cette affaire sera sans doute portée devant la cour d’appel de Hambourg, puis éventuellement devant le tribunal fédéral de justice allemand, voire la Cour de Justice de l’Union Européenne.

La décision de la District Court du Delaware

La deuxième décision a été rendue aux États-Unis le 11 février 2025 par le tribunal du district du Delaware dans une affaire Thomson Reuters contre Ross Intelligence qui avait débuté en 2020. Thomson Reuters est une société d’édition bien connue des professionnels du droit qui a développé un outil de recherche commercialisé sous la marque Westlaw. Thomson Reuters reprochait à la start-up Ross Intelligence d’avoir utilisé des synthèses de Westlaw pour entraîner son propre outil. Comme souvent dans ces dossiers, le tribunal a dû d’abord examiner si les synthèses générées par Westlaw étaient des œuvres protégeables par le droit d’auteur. Le juge a répondu par l’affirmative. Dans un second temps, il a dû déterminer si Ross Intelligence pouvait bénéficier de l’exception de « fair use ».

Selon le titre XVII du code des États-Unis, section 107, quatre critères doivent être pris en compte pour déterminer s’il y a « fair use » :

(1) l’objectif et la nature de l’usage, notamment s’il est de nature commerciale ou éducative et sans but lucratif,

(2) la nature de l’œuvre protégée,

(3) la quantité et l’importance de la partie utilisée en rapport à l’ensemble de l’œuvre protégée et

(4) les conséquences de cet usage sur le marché potentiel ou sur la valeur de l’œuvre protégée.

Le juge Stephanos Bibas a examiné chaque critère et considéré que les critères 1 et 4 allaient dans le sens de Thomson Reuters mais que les facteurs 2 et 3 allaient dans le sens de Ross avec un degré d’originalité assez faible des notes de synthèse de Thomson Reuters. Toutefois, comme les critères 1 et 4 étaient les plus importants (notamment le fait que les deux sociétés sont des concurrentes directes), il a conclu qu’il y avait violation des droits de Thomson Reuters.

Conclusion

La décision allemande est plus pertinente pour nous français que l’américaine. En effet, le concept de « fair use » est très spécifique au droit américain, alors qu’au sein de l’Union Européenne le droit d’auteur est partiellement harmonisé. Ainsi, les textes appliqués par le tribunal de Hambourg sont issus de l’article 4 de la Directive 2019/790 du 17 avril 2019 sur le droit d’auteur et les droits voisins dans le marché unique numérique qui prévoit une exception pour le data mining (« les reproductions d’œuvres et autres objets protégés accessibles de manière licite aux fins de la fouille de textes et de données »).  

Cette exception a également été transposée en droit français à l’article L.122-5-3 du code de la propriété intellectuelle qui prévoit spécifiquement, s’agissant des organismes de recherche que :

« (…) Des copies ou reproductions numériques d’œuvres auxquelles il a été accédé de manière licite peuvent être réalisées sans autorisation des auteurs en vue de fouilles de textes et de données menées à bien aux seules fins de la recherche scientifique par les organismes de recherche, les bibliothèques accessibles au public, les musées, les services d’archives ou les institutions dépositaires du patrimoine cinématographique, audiovisuel ou sonore, ou pour leur compte et à leur demande par d’autres personnes, y compris dans le cadre d’un partenariat sans but lucratif avec des acteurs privés.


Les dispositions du précédent alinéa ne sont pas applicables lorsqu’une entreprise, actionnaire ou associée de l’organisme ou de l’institution diligentant les fouilles, dispose d’un accès privilégié à leurs résultats. (…) ».

On voit que les conditions posées par le texte français sont un peu différentes de celles prévues chez nos voisins allemands.

Il sera intéressant de voir comment ces règles seront appliquées par les juges français qui sont traditionnellement soucieux de protéger les auteurs avec notamment le principe de l’interprétation stricte des exceptions.

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Squire Patton Boggs est un cabinet international, avec des spécialistes de propriété intellectuelle sur tous les continents capables de travailler en équipe sur des dossiers transnationaux. Pour plus de précisions sur les deux décisions résumées dans cet article, vous pouvez consulter les articles de nos confrères américains et allemand :